Et si la santé mentale devenait enfin un sujet stratégique en entreprise ?
Longtemps cantonnée à la sphère privée ou réduite à une problématique individuelle, la santé mentale s’impose aujourd’hui comme un enjeu central de performance, de fidélisation et de durabilité pour les entreprises. Les chiffres sont sans appel : selon le baromètre 2023 de Malakoff Humanis, 70 % des salariés déclarent que le mauvais état de santé mentale nuit à leur travail, et près de 2 millions de salariés en France seraient touchés par le burn-out.
Dans un contexte de transformations profondes du rapport au travail télétravail, quête de sens, exigences accrues de performance, accélération des rythmes – les organisations ne peuvent plus se contenter d’actions cosmétiques. Baby-foot, paniers de fruits ou journées bien-être ponctuelles ne suffisent plus. Ce qui est en jeu, c’est l’organisation du travail elle-même, la qualité des relations humaines et la capacité collective à prévenir plutôt qu’à réparer.
Dans l’épisode 32 de Markoeur, Elisabeth Lafosse partage plus de quinze ans d’expérience de terrain en santé au travail. Son regard, à la fois clinique, humain et stratégique, éclaire les leviers concrets pour agir durablement sur la qualité de vie et les conditions de travail.
I. Santé mentale et travail : dépasser les idées reçues
-1. La santé mentale ne se résume pas à l’absence de maladie
L’Organisation mondiale de la santé définit la santé comme un état de complet bien-être physique, mental et social. Cette définition, posée dès 1947, rappelle que la santé mentale ne se limite ni aux troubles psychiatriques ni aux situations extrêmes.
En entreprise, parler de santé mentale fait encore peur. Le terme est souvent associé à la fragilité, à l’incompétence ou à la perte de performance. Or, Elisabeth Lafosse insiste sur un point fondamental : un salarié en bonne santé est un salarié engagé, efficace et durablement performant. La santé mentale n’est donc pas un sujet annexe, mais un facteur clé de robustesse organisationnelle.
-2. Travail prescrit et travail réel : un écart sous-estimé
Un des apports majeurs de l’épisode réside dans la distinction entre travail prescrit et travail réel. Le travail prescrit correspond à la fiche de poste, aux objectifs, aux procédures. Le travail réel, lui, englobe tout ce que le salarié met en œuvre pour atteindre ces objectifs malgré les aléas, interruptions, urgences et contraintes invisibles.
Cet écart, souvent ignoré par le management, constitue pourtant une zone de forte tension. Pour tenir la barre, les salariés injectent de leur énergie psychosociale, parfois au détriment de leur santé. Lorsque cet écart n’est ni reconnu ni discuté, le risque d’épuisement augmente mécaniquement.
II. Comprendre les risques psychosociaux pour mieux les prévenir
-1. Les six grandes familles de facteurs de risques psychosociaux
À la suite des drames survenus chez France Télécom, un collège d’experts mandaté par le ministère du Travail a identifié six grandes familles de facteurs de risques psychosociaux (RPS)inhérentes à toute activité professionnelle :
- l’intensité et la charge de travail,
- les exigences émotionnelles,
- les rapports sociaux au travail,
- l’autonomie,
- les conflits de valeurs,
- l’insécurité de la situation de travail.
Ces facteurs ne sont pas exceptionnels. Ils traversent toutes les organisations. Le sujet n’est donc pas de les supprimer, mais de créer des facteurs de ressources capables d’en limiter l’impact sur la santé.
-2. Stress, violences et troubles psychosociaux : ne pas tout confondre
Elisabeth Lafosse rappelle l’importance de distinguer :
- les facteurs de risques psychosociaux (ce qui se joue dans le travail),
- les risques psychosociaux à proprement parler (stress et violences),
- les troubles psychosociaux (burn-out, anxiété, dépression).
Trop d’entreprises interviennent uniquement au stade des troubles, dans une logique de réparation. Or, une approche durable suppose d’agir en amont, sur l’organisation du travail et les conditions dans lesquelles les salariés évoluent. On parle dans ce cas d’actions liées à la QVCT (qualité de vie et conditions de travail), qui soient efficaces et réfléchies en anticipant ces facteurs de risques.
III. Burn-out : comprendre un phénomène largement mal interprété
-1. Le burn-out n’est pas un manque d’engagement
Contrairement aux idées reçues, le burn-out ne touche pas des salariés démotivés ou désengagés. Il concerne majoritairement des profils très investis, perfectionnistes et profondément attachés à leur travail.
L’image utilisée par Elisabeth Lafosse est parlante : celle du nageur qui atteint sa bouée, puis à qui l’on en fixe une nouvelle, toujours plus loin. À force de nager contre le courant, l’épuisement devient inévitable.
-2. Des signaux faibles trop souvent ignorés
Les chiffres cités dans l’épisode sont révélateurs : 46 % des salariés évoquent des troubles du sommeil, 40 % une fatigue chronique, 32 % des troubles anxieux, 28 % des symptômes dépressifs et 24 % un burn-out déclaré.
Ces signaux apparaissent bien avant l’effondrement. Apprendre à les repérer, chez soi comme chez les autres, constitue un levier majeur de prévention.
IV. L’organisation du travail comme levier de prévention primaire
-1. Du DUERP formel à une démarche vivante
Toutes les entreprises ont l’obligation d’évaluer les risques professionnels via le DUERP (Document Unique d’Evaluation des Risques Professionnels). Si les risques physiques sont généralement bien identifiés, les risques psychosociaux restent souvent traités de manière superficielle.
Pour Elisabeth Lafosse, une évaluation pertinente suppose de donner la parole aux salariés, d’écouter leur vécu du travail réel et d’identifier les zones de tension, mais aussi les zones de ressources.
-2. Espaces de discussion et intelligence collective
Créer des espaces de discussion sur le travail permet de transformer des difficultés individuelles en problématiques collectives, ouvrant la voie à des solutions partagées. Cette dynamique favorise la reconnaissance, réduit l’isolement et renforce l’engagement.
V. Le rôle clé des managers et des dirigeants
-1. Managers sous pression, managers à accompagner
Les managers sont souvent eux-mêmes en situation de surcharge. Lorsqu’ils évitent le contact ou limitent les échanges, cela peut être perçu comme du désintérêt, alors qu’il s’agit parfois de stratégies de survie.
Former les managers à identifier leurs propres signaux faibles constitue un préalable indispensable. On ne peut durablement prendre soin des autres sans prendre soin de soi.
-2. Sponsoring de la direction et cohérence stratégique
Aucune démarche de prévention ne peut fonctionner sans un engagement clair de la direction. Considérer la santé mentale comme un investissement, et non comme un coût, permet de réduire l’absentéisme, le turnover et les conflits, tout en renforçant la performance globale.
VI. Relations humaines, écoute et médiation : le cœur du réacteur
-1. La qualité relationnelle comme facteur de santé
Les relations sociales au travail constituent un puissant levier de prévention. Les conflits non traités dégradent à la fois la santé mentale et l’efficacité collective.
-2. La médiation en entreprise comme outil structurant
La médiation permet de recréer du dialogue, de clarifier les besoins et d’éviter des escalades coûteuses, humaines comme financières. Elle participe à restaurer la confiance et à prévenir les risques psychosociaux.
Conclusion – Prendre soin du travail pour prendre soin des humains
La santé mentale au travail n’est ni une mode ni un luxe. Elle constitue un fondement de la performance durable et un marqueur fort de la maturité RSE des entreprises.
En replaçant l’écoute, la reconnaissance et l’organisation du travail au cœur des priorités, les entreprises peuvent transformer un risque majeur en opportunité stratégique. Comme le rappelle Elisabeth Lafosse, prendre soin du travail, c’est prendre soin des femmes et des hommes qui font vivre l’entreprise.
Récap – Bonnes pratiques pour prendre soin de la santé mentale des équipes
Pour les dirigeants et managers
- Reconnaître la santé mentale comme un enjeu stratégique, au même titre que la performance économique, la qualité ou la sécurité => l’intégrer dans sa politique RH, dans ses actions RSE.
- Observer l’organisation du travail avant d’agir sur les individus : charge, priorités, délais, contradictions, marges de manœuvre.
- Réduire l’écart entre travail prescrit et travail réel en donnant la parole aux équipes sur ce qu’elles vivent concrètement au quotidien.
- Identifier et traiter les signaux faibles (fatigue chronique, irritabilité, désengagement, troubles du sommeil, isolement) avant qu’ils ne deviennent des crises.
- Former et accompagner les managers, en les aidant aussi à prendre soin de leur propre santé mentale.
- Créer des espaces de discussion sur le travail, sécurisés et réguliers, pour transformer les difficultés individuelles en solutions collectives.
- Clarifier les priorités et accepter les arbitrages, plutôt que d’empiler les objectifs incompatibles.
- Valoriser le droit à l’erreur et la reconnaissance du travail bien fait, leviers puissants d’engagement et de prévention.
- Traiter les conflits rapidement, via l’écoute, la médiation ou l’accompagnement externe si nécessaire.
- Inscrire la prévention dans la durée, avec une démarche vivante (DUERP, QVCT, RPS) et non des actions ponctuelles ou symboliques.
Retrouvez d’autres épisodes du podcast Markoeur autour du management et des ressources humaines :
- N°5 – Régis Rossi : L’intelligence émotionnelle au service du marketing durable
- N°7 – Catherine Auguste : Bien-être et qualité de vie au travail
- N°29 – Marion Ferlin : Embarquer les équipes dans la RSE
- N°30 – Christophe Medici : Transformer pensées négatives en actions RSE
- N°32 – Élisabeth Lafosse : Préserver sa santé mentale au travail
- N°33 – Patrick Scharnitzky : Décrypter stéréotypes et manipulations mentales
- N°37 – Aurélie Goudant : Faciliter le retour après congé parental

