Quand notre cerveau décide à notre place
Nous aimons croire que nos décisions professionnelles sont rationnelles, objectives et réfléchies. Que nous recrutons sur la base des compétences. Que nous communiquons de manière neutre. Que nos choix marketing sont guidés par la stratégie et les données.
Pourtant, la réalité est bien plus complexe.
Nos décisions sont en permanence influencées par des biais cognitifs, des stéréotypes et des raccourcis mentaux que notre cerveau active sans nous demander notre avis. Non pas parce que nous serions mal intentionnés, mais parce que notre cerveau cherche avant tout… à aller bien, à économiser de l’énergie et à simplifier le réel.
C’est précisément ce que décrypte Patrick Scharnitzky, docteur en psychologie sociale et expert reconnu des sujets de diversité et d’inclusion, dans l’épisode 33 de Markoeur. Un échange passionnant qui éclaire autrement des notions souvent abordées de façon morale ou idéologique, alors qu’elles relèvent avant tout de mécanismes cognitifs universels.
Comprendre comment fonctionne notre cerveau, c’est se donner les moyens d’agir plus justement en entreprise, que l’on soit dirigeant, manager, RH, communicant ou marketeur.
I. Les stéréotypes : une mécanique cognitive universelle
-1. Qu’est-ce qu’un stéréotype, au sens scientifique ?
Un stéréotype est une image figée associée à un groupe social. Il peut concerner un groupe démographique (genre, âge, origine, handicap…) ou un groupe professionnel (les RH, les commerciaux, les informaticiens, les marketeurs…).
Contrairement aux idées reçues, un stéréotype n’est pas nécessairement négatif. Il peut être positif, neutre ou négatif. Mais dans tous les cas, il s’agit d’une simplification de la réalité, d’un raccourci que notre cerveau utilise pour traiter l’information plus rapidement.
Et surtout, point clé : il est impossible de ne pas avoir de stéréotypes. Dès lors qu’un groupe existe, notre cerveau en produit une représentation.
-2. Pourquoi notre cerveau adore les stéréotypes
Notre cerveau est un organe extraordinairement performant… mais aussi extrêmement limité. Il ne peut pas analyser en permanence la complexité du réel dans toute sa finesse.
Il est donc contraint de simplifier, de catégoriser, de hiérarchiser.
Les stéréotypes remplissent trois fonctions essentielles :
- aller vite,
- économiser de l’énergie,
- préserver notre bien-être psychologique.
Ils ne sont donc pas une anomalie, mais un outil de survie cognitive.
II. Systèmes de pensée : quand le cerveau fonctionne en mode automatique
-1. Le système 1 : rapide, intuitif, économique
Les travaux de Daniel Kahneman ont mis en évidence deux grands systèmes de pensée.
Le système 1 est automatique, rapide, intuitif. Il ne demande aucun effort conscient. Il s’active seul, en permanence. C’est lui qui nous permet de réagir immédiatement, d’avoir un avis, une impression, une intuition.
Il est guidé par deux moteurs principaux :
- la simplicité,
- le bien-être.
C’est aussi le système dans lequel se logent les stéréotypes.
-2. Le système 2 : lent, rationnel, coûteux
Le système 2, à l’inverse, est lent, réfléchi, analytique. Il nécessite un effort conscient, du temps et de l’énergie.
C’est lui que nous mobilisons pour prendre des décisions complexes : recruter, acheter un bien important, arbitrer un budget, évaluer une performance.
Mais être en système 2 en permanence est impossible. Être rationnel est fatigant.
Notre cerveau bascule donc naturellement vers le système 1 dès que possible.
III. Stéréotypes et discriminations : comprendre la différence
-1. Pas de discrimination sans stéréotype
Un point fondamental souligné par Patrick Scharnitzky :
👉 s’il peut exister des stéréotypes sans discrimination, il ne peut pas y avoir de discrimination sans stéréotypes.
Les stéréotypes constituent la matière première cognitive à partir de laquelle émergent les discriminations, conscientes ou non.
C’est pourquoi agir uniquement sur les sanctions ou les processus ne suffit pas. Il est indispensable de travailler en amont, à la source.
-2. Groupes démographiques et groupes professionnels
En entreprise, les stéréotypes concernent deux grandes familles :
- les groupes démographiques (femmes, seniors, personnes en situation de handicap, minorités visibles…),
- les groupes professionnels (RH inutiles, marketeurs déconnectés, commerciaux agressifs, informaticiens asociaux…).
Les baromètres internes montrent d’ailleurs que les stéréotypes professionnels sont souvent perçus comme les plus destructeurs, car ils dégradent la coopération et la confiance au quotidien.
IV. Marketing, communication et stéréotypes : un terrain miné
-1. La publicité, bras armé des stéréotypes
Le marketing et la communication travaillent directement avec le système 1.
Un message publicitaire doit être compris en quelques secondes, mémorisé rapidement et déclencher une émotion.
Il est donc tentant – et souvent efficace à court terme – d’utiliser des stéréotypes.
Mais ce choix n’est jamais neutre.
-2. Contre-stéréotypes et incarnation
Certaines marques jouent volontairement le contre-stéréotype pour marquer les esprits. Cela peut fonctionner… à condition que ce soit incarné, cohérent et aligné avec la réalité interne.
Sinon, le risque est majeur : bad buzz, rejet, perte de crédibilité, accusations de washing.
V. Diversité et inclusion : deux notions souvent confondues
-1. La diversité : un état des lieux
La diversité est une photographie statique : elle mesure les différences entre les membres d’un collectif.
Elle peut être comptable, visible, mesurable… mais elle ne dit rien de la qualité des interactions.
-2. L’inclusion : une dynamique à piloter
L’inclusion est le mouvement. Elle consiste à créer les conditions pour que cette diversité produise quelque chose de plus grand que la somme des talents individuels.
C’est là que naît l’intelligence collective.
Et contrairement aux idées reçues, cela ne se décrète pas : ça se pilote.
VI. Comment agir concrètement en entreprise
-1. Déculpabiliser pour mieux agir
Pointer les stéréotypes en culpabilisant est contre-productif.
La culpabilité mène au déni. Le déni empêche l’action.
La clé consiste à :
- reconnaître que nous avons tous des stéréotypes,
- comprendre qu’ils ne définissent pas nos valeurs,
- apprendre à contrôler leur usage, pas à les nier.
-2. Mettre des pare-feux cognitifs
Certaines situations sont particulièrement à risque :
- fatigue,
- surcharge mentale,
- émotions fortes,
- pression temporelle.
Dans ces moments-clés (recrutement, évaluation, décisions managériales, communication sensible), il est indispensable d’activer volontairement le système 2 et de ralentir.
VII. Biais cognitifs et transition écologique : un défi supplémentaire
-1. L’illusion de l’impact dilué
Le développement durable souffre d’un biais majeur : l’impact individuel est perçu comme infinitésimal.
« Mon geste ne changera rien ».
-2. Redonner du sens et de la visibilité à l’action
Pour faire évoluer les comportements, il faut :
- rendre l’impact visible et concret,
- réduire la distance temporelle,
- créer un lien clair entre l’acte et sa conséquence.
Sans cela, le système 1 bloque toute mobilisation.
Conclusion – Apprendre à penser pour mieux agir
Les stéréotypes et les biais cognitifs ne sont ni des fautes morales, ni des anomalies individuelles. Ils sont le produit d’un cerveau humain cherchant à aller vite, à simplifier et à préserver son équilibre.
Mais comprendre ces mécanismes, c’est reprendre la main.
Pour les entreprises, les communicants et les marketeurs, c’est un enjeu majeur :
👉 mieux décider,
👉 mieux recruter,
👉 mieux communiquer,
👉 mieux transformer.
Le marketing durable, au fond, commence peut-être là : dans cette capacité à ralentir la pensée automatique pour remettre de la conscience dans nos choix.
Retrouvez d’autres épisodes du podcast Markoeur autour du management et des ressources humaines :
- N°5 – Régis Rossi : L’intelligence émotionnelle au service du marketing durable
- N°7 – Catherine Auguste : Bien-être et qualité de vie au travail
- N°29 – Marion Ferlin : Embarquer les équipes dans la RSE
- N°30 – Christophe Medici : Transformer pensées négatives en actions RSE
- N°32 – Élisabeth Lafosse : Préserver sa santé mentale au travail
- N°33 – Patrick Scharnitzky : Décrypter stéréotypes et manipulations mentales
- N°37 – Aurélie Goudant : Faciliter le retour après congé parental

